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Billet de blog 10 avril 2011

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Les morts de Taez (Yémen)

Ce billet m'est inspiré par une vidéo diffusée aujourd'hui par al-Jazeera. Elle montre des manifestants à Taez qui s'apprêtent à faire la prière du soir, lorsque les coups de feu commencent à retentir.

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تعز صلاة العشاء وسط النار والدخان © znmemo

Ce billet m'est inspiré par une vidéo diffusée aujourd'hui par al-Jazeera. Elle montre des manifestants à Taez qui s'apprêtent à faire la prière du soir, lorsque les coups de feu commencent à retentir. [Cette réaction à chaud a pris forme par la suite dans un texte académique, disponible ici].

Depuis plusieurs semaines la révolution yéménite patine, dans l'indifférence générale. Ces dernières années, ce régime incompétent et corrompu a provoqué la rébellion de Saada, au Nord du pays, et attisé contre lui les velléités sécessionnistes de l'ex-Yémen du Sud. Mais dès le mois de février, la vague des révolutions arabes a transformé ces révoltes dispersées en un soulèvement pacifique et unanime. Le clan présidentiel a perdu ses appuis stratégiques : il y a déjà six semaines que les manifestants ont été rejoints par les grandes confédérations tribales et par certains membres-clé de l'État Major. Il y a trois semaines enfin, le régime a commis l'irréparable en tirant à balles réelles sur les manifestants de Sanaa, tuant 58 personnes. C'était le 18 mars. Dans n'importe quel autre pays, la transition se serait soldée en quelques jours. Seulement les puissances occidentales continuent de voir en Saleh un « allié de poids dans la lutte contre al-Qaïda ». Face à une révolution pacifique, cela suffit pour que l'histoire s'enlise.

La clique du Président Saleh a pour elle son expérience des grandes puissances, de leurs appareils diplomatiques, de leurs experts et de ce petit chantage sécuritaire dont elle joue à merveille depuis dix ans. Bien sûr ces dernières semaines le Président Saleh a brandi l'épouvantail du chaos armé, quitte à provoquer des faits divers dramatiques. Ainsi la semaine dernière à Abyan, comme par hasard, un groupe armé faisait une razzia sur une usine de munitions, l'armée s'étant retirée au préalable de ses positions. Une fois les pillards repartis, les curieux affluèrent et se mirent à visiter l'usine, la clope au bec. L'explosion tua plus de 100 personnes.

Mais la diplomatie hésite encore. Les États-Unis restent mesurés dans leurs déclarations et encouragent d'improbables médiations par les pays du Golfe. Pendant ce temps le régime continue de réprimer là où il peut se le permettre, c'est-à-dire surtout à Taez (cf mon billet du 25 février dernier). Encore 17 morts ce lundi au Hawdh al-Ashraf, tués par balle aux abords de la Préfecture, et 26 morts en tout cette semaine. Taez prend son mal en patience, et nous envoie ces images.

Personnellement, je me dis : les 58 morts de Sanaa sont les martyrs de l'Histoire. Morts pour la Révolution, ils seront probablement enterrés devant la belle mosquée toute neuve du Président. Mais les morts de Taez sont morts pour quoi? Il est de bon ton, dans les sciences sociales, de critiquer les experts d'ambassade. Mais le jour où ceux-ci se retrouvent en déroute, les « vrais chercheurs » savent-ils prendre le relais? Savent-ils faire entendre leur voix, pour rappeler l'essentiel? Non. Alors voilà : les morts de Taez sont nos morts, victimes de l'incurie des sciences sociales.

Dans ce contexte, les chercheurs spécialistes du Yémen gardent le silence, au mieux. Au pire, ils en rajoutent sur « l'imprédictabilité fondamentale » de la société yéménite. Face à une telle ouverture des possibles, ils ont l'impression confuse que l'avenir ne se joue pas là où ils ont l'habitude de regarder. Pour ma part, je travaille depuis huit ans sur un quartier minuscule, au Hawdh al-Ashraf justement. Mais de toute façon, parmi les nouvelles de la semaine, la plus importante pour l'avenir du Yémen est peut-être le rétablissement des relations diplomatiques entre l'Egypte et l'Iran. Car dans un monde où l'Egypte et l'Iran entretiennent des relations diplomatiques, une guerre civile n'a pas de raison de se développer à Saada. Non pas parce que la rébellion des Zaydites (branche particulière du chi'isme) était « téléguidée » depuis l'Iran contre l'allié américain ; plutôt parce que dans un tel monde, les médiations dont on aurait éventuellement besoin n'ont pas de raison de ne pas exister.

Qu'est-ce au juste qui plonge nos spécialistes dans le brouillard? Faisons un peu d'épistémologie : entre les deux explications que je viens d'évoquer, il y a une différence subtile. La première est une explication cartésienne classique, qui réifie la réalité pour la décrire - ce que l'anthropologue Gregory Bateson appelle « l'erreur du concret mal placé » : on se concentre sur une hypothétique courroie de transmission entre deux entités supposées indépendantes (l'Iran et Saada), un rapport causal isolé que l'on cherche à évaluer. La seconde est une explication cybernétique : elle conçoit le monde comme un entrelacs de relations, avec des phénomènes d'auto-régulation, un système auto-cohérent dont on décrit seulement la perturbation (en l'occurrence, les conséquences diplomatiques de la révolution iranienne de 1979). L'approche cybernétique est toujours plus judicieuse pour décrire les organismes vivants, comme pour le monde social et la diplomatie.(Si vous avez déjà consulté un bon ostéopathe, vous avez une idée de ce que pourrait être la médecine si elle considérait le corps humain comme un ensemble de relations). Mais dès lors que l'on décrit le monde comme un ensemble de parties, on court le risque de les essentialiser. Malheureusement cette habitude cartésienne est particulièrement enracinée dans la pensée occidentale, et elle a des conséquences funestes pour la perception humaine. Bref, il me semble que les spécialistes du Yémen ont passé trop de temps ces dernières années à débattre, en quelque sorte, si oui ou non il existe une courroie de transmission entre l'Iran et la révolte de Saada (ou d'autres questions posées de la même manière). Aujourd'hui face aux événements, ils ne savent pas quoi dire : ils ont peur de se tromper.

En l'occurrence pour prédire l'avenir, pas besoin de connaître le détail des liens entre Saada et l'Iran, il suffit d'avoir le bon sens et la hauteur de vue d'un Emmanuel Todd : pendant trois décennies, les conséquences géopolitiques de la révolution iranienne ont empêché les pays arabes de faire leur transition démocratique ; les événements actuels sont la correction de cette anomalie. Au nom de quelle prétendue « spécificité yéménite » le pays échapperait-il à cette lame de fond? Malheureusement dans cette affaire, tous les acteurs (l'Iran, Saada, Sanaa et Taez, le chercheur, les USA, en passant par Allah et Descartes) sont liés par une complicité structurelle et complexe. Et par conception, le cogito cartésien est incapable d'apercevoir sa place dans le tableau.

Alors revenons sur terre, au café du commerce. Les États-Unis craignent que le Yémen sombre dans le chaos, et que cela profite à al-Qaïda. Mais si vraiment ils étaient sur le point de s'entretuer, pourquoi n'ont-ils pas commencé à le faire ces dernières semaines? Le Yémen compte 60 millions d'armes à feu pour 25 millions de Yéménites, dont 42% sous le seuil de pauvreté. En dépit de tout cela, le Yémen subit les événements actuels avec un pacifisme, une patience et une dignité exemplaires. Que ferions-nous dans des circonstances analogues? Même les autres Arabes disent leur admiration! Alors pourquoi ne se trouve-t-il pas de spécialistes pour le dire?

Les spécialistes parlent trop, et pas au bon moment. Nous devrions avoir honte de ce que nous avons pu dire sur ce pays. Hélas, on ne fait pas taire un spécialiste. Surtout dans une société qui nous élève depuis les bancs de l'école en « petits spécialistes » - et même les lecteurs de Médiapart : je sais qu'avant même la fin de la vidéo, beaucoup avaient déjà commencé dans leur tête à broder leur avis sur « la question de l'islam »...

Face à ce constat vertigineux, la science dispose pourtant des outils dont elle a besoin. Il suffirait que les institutions de la recherche se plient à un travail d'épistémologie réflexive, mené à son terme : une réflexion critique sur les pratiques de la recherche (les sources, les conditions d'interview...), sans oublier une interrogation sur le caractère systémique des biais qu'elles induisent. Hélas, aujourd'hui dans les sciences sociales, « avoir une épistémologie » est considéré comme une insulte, un déficit d'objectivité. Par exemple, il aurait fallu se poser la question : pourquoi au Yémen les informateurs des sciences sociales sont-ils toujours des gens de Taez?! Mais ce n'est plus le moment, nous le sentons bien. Il ne nous reste plus qu'à prier pour les manifestants.

Et puis il y a ceux qui ne savent plus prier, et qui vont me dire : « Mais informe-nous sur Taez! Tu es anthropologue! Tu dois nous donner des détails de terrain! » (sous-entendu, quelqu'un qui prie dans un contexte donné, ce n'est pas un détail de terrain). Ceux-là qui exigent envers et contre tout qu'on les « informe », et qui ne voient toujours pas le rôle de leur cogito dans le tableau, je ne peux leur proposer que de retourner à l'école, en lisant La Nature et la Pensée de Gregory Bateson, pour y apprendre « ce que tout élève sait » de la « structure qui relie ».

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